Le cinquième quart sur la Cibele

“Je pris le service du cinquième quart. Je succédais ainsi à Duplessis, Le Hir, Montalembert et Le Bouche. Nous étions enseignes de vaisseau – Duplessis était sous-lieutenant et Le Hir lieutenant – et avions pris l’habitude de tourner toujours dans le même ordre, ce qui nous donnait l’opportunité, à cinq pour six quarts, de pouvoir les effectuer par décalage successif, à toute heure de la journée ou de la nuit.

J’aimais bien Guillaume Le Hir : il était de Brest, comme beaucoup d’entre nous, et avait embarqué à l’époque comme officier de manœuvre. Puis il avait été porté à l’état-major en septembre 92 et promu à son grade actuel à cette occasion. Cette promotion était entièrement méritée car Guillaume était dévoué corps et âme à la marine et pour lors à la Cibèle, et très attaché aux valeurs de la révolution. Bien sûr, nous l’étions tous, mais Guillaume et moi, plus que les autres. Cet attachement devait d’ailleurs finir par lui coûter la vie.

Je dois dire que je ne supportais pas trop Duplessis, qui avait la fâcheuse tendance d’en faire toujours trop lorsqu’il signait le journal de quart. Il fallait toujours qu’il en rajoute, à commencer par les deux point sur le i de Duplessis. Il ne pouvait s’empêcher d’en remontrer aux autres, et nous le surnommions « Duplessis point sur les i ». Pour ma part, je m’appliquais à bien écrire comme me l’avaient enseigné mes professeurs aux écoles. Je me disais toujours que ce que nous écrivions pouvait être lu plus tard par des gens ignorants de la mer, et de nos aventures, et tant qu’à faire autant que ma signature et mon nom soit lisible. Ce qui faisait rire Le Hir, car avec un nom pareil, sa signature se lisait quoi qu’il advienne, même écrite sous un coup de roulis.

En cette aube du 3 février, à la lueur des lanternes, je prenais connaissance de ce qu’ils avaient inscrit sur le journal de bord . Puis je montais sur le gaillard.

DSC_1037
Ce n’est hélas pas La Prudente sur la photo. Comme nous vous l’avons dit: aujourd’hui, La Prudente n’est plus.

Le vent était faible, nous avions gardé les huniers pour la nuit, et nous nous trainions à moins d’un nœud. Avec le jour naissant, le relevé de loch me donna enfin un nœud. J’observais l’horizon et découvrais La Prudente, ayant toujours aussi fière allure, devant nous, et ne marchant pas plus vite. Le grand mat était bien visible car ils avaient cargués les deux voiles du haut. Je portais tout cela au journal.

Pour nous : « Sous les trois huniers jusqu’à 5h ½ qu’on a fait servir ».

Je mentionnais la voilure de notre commandant d’escadre, La Prudente :

« A peu près sous la même voile en ayant son grand hunier et son grand perroquet cargué ».

Je me demandais si Renaud était déjà sur le gaillard d’arrière à chercher les anglais,  et si Simon était occupé à écrire son journal. Peut-être dormait-il encore, bercé par l’océan dans la torpeur du matin. J’attendis le jour complet pour vérifier que tous les vaisseaux de l’escadre étaient bien en vue, avant de porter cela pour la position de l’armée : « en vue dès le jour », et je terminais mon quart en ajoutant :

«  le temps chargé en différents points de l’horizon. La mer belle. Le vent petit frai ».

Et je signais : Collet.

La cloche sonna précisément le quart quand je reposais la plume. Je n’eus pas à attendre : Duplessis arrivait pour la relève. Sur ce point, il était précis et régulier.

  • – Bonjour mon lieutenant !
  • – Bonjour, citoien Collet !”

(“Sur une vaste mer, à bord de la Prudente” – tirage épuisé)

 

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *